Au
commencement était Ingeborg Riesser...
Bon,
d'accord, aux petites jeunes (de moins de 50 ans), ce titre un peu
biblique peut paraître excessif, mais nous, les vétérans qui avons
découvert la miniature dans les années 80, nous savons bien tout ce
que nous lui devons ! En ce temps-là, les loisirs créatifs
l'étaient bien peu : en dehors du tricot, du macramé et de l'encadrement, l'horizon était bien vide.
Certes, les
techniques (point de croix, pochoirs, etc) existaient mais les motifs
étaient, comment dire... peu inspirants (je viens de regarder les
catalogues Loisirs au féminin et Modes & Travaux de cette
époque, et il n'y a rien à sauver...).
C'est alors qu'Ingeborg
a pris les choses en main : l'univers des maisons de poupées lui a
toujours été familier car en Allemagne, la Maison de Poupée est
une tradition bien ancrée. Les plus anciennes et les plus précieuses
sont conservées dans les Musées. Cette tradition se poursuit de nos
jours, avec des fabricants comme Bodo Hennig qui créent de robustes
maisons et accessoires pour le jeu des enfants.
Mais c'est
lors d'un voyage en famille aux USA en 1974, qu'elle a découvert,
d'abord dans une boutique, puis sur des salons, le monde raffiné de
la miniature contemporaine au 1/12ème avec les créations d'artisans
d'excellence. Elle était émerveillée par leurs prouesses, le
respect des techniques et des styles, l'utilisation de matériaux
nobles, l'élégance des formes chez Barbara Davis, Mark Murphy, Jim
Ison, James Hastrich, Jane Graber, Carolyn Lockwood et bien d'autres,
sans oublier l'imaginaire plein de fantaisie d'artisans comme Karen
Markland...
Et ainsi a commencé sa magnifique collection
qu'elle a poursuivie durant 40 ans : elle achetait ou faisait fabriquer
par des artistes chevronnés d'abord anglo-saxons (Susan
Rogers et Kevin Mulvany, Jim Martyn...), puis français (Pierre
Mourey, Catherine Soubzmaigne, Philippe Velu, Denis Weigel...) des
pièces ou des scènes sur des thèmes qui l'inspiraient (et aussi
quelques maisons) et réalisait elle-même la mise en scène en
choisissant les objets, les meubles (citons ici les créations
des regrettés Patricia et Bruno Herbillon) et les personnages.
Dans
les années 80, les magasins de miniatures en France étaient
rares et centralisés sur Paris : il y avait Sigrid
Décor (une Suédoise qui importait de Taïwan), "Le canard à
roulettes" de Charles Delattre rue Mazarine (un magasin dédié
aux poupées et quelques maisons de poupées, magasin aujourd'hui
disparu dont Léa Frisoni a fait la réplique au 1/12e), un petit
rayon de miniatures chez Pain d'Epices passage Jouffroy (le magasin
existe toujours), également Corvinus de Dominique Drijard à
Châtelet (puis aux Halles, magasin aujourd'hui disparu).
C'est
ainsi que très tôt, l’idée de faire de sa passion une activité
professionnelle et d'ouvrir un marché en France a germé et en
décembre 85 Ingeborg a ouvert rue Poussin à Paris sa boutique
Poupée Tendresse. Pour la décrire, ce sont les mots d'Alphonse
Daudet qui me viennent à l'esprit : ah qu'elle était jolie, la petite boutique de la rue Poussin... Qu'elle était jolie avec ses
harmonies de couleurs rose et vert, ses rideaux froncés Laura
Ashley, ses étagères remplies de poupées, ses vitrines abritant de
minuscules trésors... Lorsque j'y suis allée pour la 1ère fois en
janvier 86 après avoir vu l'information dans une revue, je ne savais
pas encore que cette visite changerait ma vie : que d'émotions,
découvertes, amitiés et voyages, la miniature a apporté dans la
vie de toutes celles qui, comme moi sont tombées dans le chaudron !
La vie d'Ingeborg était à cette époque un tourbillon
excitant, une succession d’idées qui devenaient aussitôt des
projets puis des réalisations. Non contente d'ouvrir sa boutique de
miniatures, poupées et ours contemporains, elle a créé avec ses
premiers clients et Montélimar Energie, au printemps 1986 Le
Club de la Miniature Française qui a rassemblé jusqu'à 1500
membres (avec le Club de la Poupée d'Artiste fondé en 1992) autour
du magazine trimestriel, son "bébé", qui la tenait
éveillée des nuits durant et pour lequel elle a donné de son temps
et son argent sans compter (je me souviens qu'elle payait de sa poche
quelqu'un pour relire et corriger les premiers numéros, puisque le
français qu’elle parle pourtant très bien n'est pas sa langue
maternelle).
Parallèlement, elle a cherché à doter la
Miniature d'un salon dédié ou au moins d'un univers proche : le Salon de
la Maquette et du Modèle Réduit (porte de Versailles) ne
collait pas bien à l'univers de la maison de poupées. Un
partenariat fut trouvé en 1987 avec Toymania, le mythique Salon du
jouet Ancien de collection, jusqu'à ce que Kathy Moreau crée en
décembre 1995 Paris Création où
la miniature a trouvé sa place aux côtés des ours et des poupées,
2 fois par an durant de longues années, avant que le SIMP de Christine Voirin ne voit le jour (salon exclusivement réservé à la
miniature, devenu aujourd'hui un salon semi annuel géré par Adriana
Millot).
Thierry Cornillet et son Association Montélimar
Energie sont venus en renfort en créant un Festival d'été dès
1986 qui accueillait les artisans et organisait des expositions
temporaires. Le Club a toujours bénéficié du soutien de Thierry
Cornillet, devenu par la suite Maire de la ville.
Betton,
Vincennes, Vannes, Saint Etienne, Chazelles, Nantes, Bordeaux,
Bruxelles, Fontainebleau, le Château de Vendeuvres, le Château
Meillant, Saint Galmier, Lausanne (pour ne citer que ces villes)… elles
sont innombrables, les expositions auxquelles elle prêtait
généreusement son concours et sa collection pour faire mieux
connaître la miniature, mais citons encore celles, prestigieuses, de
l'Hôtel de Sens à Paris et celle, itinérante, au Japon en
2000 et 2001.
Pour impulser une dynamique, elle a prêté son
appartement parisien pour accueillir les premiers stages de maîtres
miniaturistes comme Barry Hipwell, Bill Robertson, Denis Hillman (ce
dernier en 1989).
Sous son impulsion, le Club de la Miniature
Française organisait aussi des concours au sein des Salons, lançait
des éditions limitées d'ours et poupées réservées aux membres du
Club, éditait des cartes postales... Toujours entreprenante et
dynamique, elle a montré ses collections à travers
des ouvrages de grande qualité édités par Massin. Epuisés,
mais toujours collectors, ces livres se trouvent encore sur des sites
de seconde main : on y découvre l'étendue de sa collection, sa
richesse et sa beauté. La plupart des photos qui illustrent cet
article en sont extraites.
Bien que sensible à la performance,
Ingeborg n'est pas émotionnellement attirée par la prouesse de l'infiniment petit (comme les 2 moustiques jouant aux échecs
d'Alexis Konovalov, exposés à Montélimar ou les sculptures sur
grain de riz). Ce qu'elle aime, c'est créer des intérieurs
miniatures en respectant scrupuleusement l'authenticité des
matériaux et l'échelle du 1/12ème ; on pourrait la définir comme décoratrice d'intérieur en miniature. Elle-même se considère
comme « un antiquaire-décorateur en miniature, qui dispose à
sa guise les objets qu’il a chinés, avec la différence que ces
objets ne sont pas réellement anciens, mais de style ancien
uniquement ». Tous les éléments de mobilier ne doivent pas
être nécessairement du même style mais ils doivent s'assembler
harmonieusement entre eux, tout comme nos intérieurs contemporains
peuvent accueillir un fauteuil hérité de grand-papa ou un tableau
XIXe.
Elle ne cherche pas à fabriquer des objets elle-même, encore
moins à se spécialiser dans une technique : étant très exigeante
sur la qualité, ses réalisations ne lui procurent pas autant de
satisfaction que celles des artisans professionnels. Participant une
fois à un stage de Bill et Lynn Langford, dont l'objectif était de
réaliser une scène avec un petit pêcheur à la ligne assis sur un
rocher près d'une cabane à l'abandon (voir la photo de sa réalisation), elle prit plaisir à modeler/sculpter le rocher en
plâtre frais avec du papier d'aluminium froissé, concluant avec
humour que si un jour elle devait faire des choses en miniature, elle
se spécialiserait dans le délabré...
Beaucoup d'artisans
miniaturistes lui doivent d'avoir ouvert un marché en France :
certains en ont fait un métier à temps complet, pour d'autres c'est
une activité professionnelle d'appoint. Sa passion a fait d'innombrables émules : beaucoup d'amateurs ont trouvé, grâce à
elle, un hobby passionnant, d’autres collectionnent uniquement,
mais tous ont noué des amitiés et orienté leur vie
autour.
Des Clubs régionaux ou nationaux ont vu le jour
dont l'activité se poursuit actuellement.
Mais
tout passe, le dernier magazine est sorti en hiver 2006, le
C.M.F s'est arrêté, Poupée Tendresse a fermé après 29 ans en
2014. Loin de savourer une retraite tranquille pourtant amplement
méritée, Ingeborg se consacre à ses autres passions : elle fleurit
et entretient toute seule sa terrasse (il lui faut pour cela apporter
souvent de lourds sacs de terreau par un petit escalier en
colimaçon), elle remplit des dizaines et des dizaines de scrapbooks,
se consacre activement à ses 4 petits-enfants, elle voyage,
n’hésitant pas à faire des centaines de kms pour assister à une
représentation d’Opéra…
Beaucoup se demandent ce que
devient sa collection : une partie est exposée chez elle mais la
plus grande part est entreposée dans des caisses. Je rêve -et
d'autres comme moi- d'un Musée qui la ferait connaître aux
nouvelles générations, comme l'Art Institute of Chicago qui expose
la fabuleuse et prestigieuse collection de Narcissa Thorne (sa
modestie refuse cette comparaison car Narcissa Thorne a fait un
travail d'historienne de l'habitat à travers ses reconstitutions).
Mais lorsqu'on songe que la collection d’oeuvres d’art de Richard
Wallace que sa veuve voulait léguer à la Ville de Paris pour
l'exposer dans un Musée dédié, a finalement été dispersée parce
que le projet n'a jamais été agréé par la ville, on ne nourrit
guère d'espoirs. Laquelle de nous aurait dans son carnet
d'adresses un riche mécène s'intéressant à la miniature et voulant faire oeuvre utile pour la postérité en faisant connaître
sa magnifique collection dans un Musée privé comme cela existe en
Angleterre et aux États Unis...?
Au moment de terminer cet
article, je ne suis pas sûre d'avoir fait le tour du
parcours hors norme de cette pionnière qui nous a ouvert tant de
voies et nous a insufflé sa passion. Pour cela et pour toutes ces
années d'amitié, de découvertes, de voyages et de bons moments
partagés, je lui dis un très grand Bravo et un immense Merci !
Pascale